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Sur Jean Eustache et quelques cinéphiles

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Capture d’écran 2011-02-10 à 14.51.57 La dernière fois que j’ai croisé Eustache, chez Lipp, il mangeait deux oeufs sur le plat. Pauvre mais chic! Il devait me faire lire ses cahiers inédits. Et le premier film de lui que j’ai vu, c’était dans un programme de courts, au Panthéon, Les mauvaises fréquentations, une histoire de drague que je revis en 1967, avec Le père Noël a les yeux bleus. Et je remarque aujourd’hui, en feuilletant le précieux Dictionnaire Eustache, dirigé par Antoine de Baecque, chez Léo Scheer, que je n’ai jamais cessé de retrouver la bande de ses complices et amis, comme si les «fréquentations» de ce cinéaste encore maudit (pas d’édition en DVD de La maman et la putain) me ramenaient en arrière, dans un temps que les jeunes cinéphiles - ils peuvent toujours se brosser - n’ont pas connu.

JEUNE CINEPHILE, UN OXYMORE?
En effet, nous sommes entrés dans une ère nouvelle où il suffit de cliquer ici ou là pour bouffer du film. Tout y est: filmos, bonus, making of. Ce qui manque: le plaisir d’engueuler le type qui roupille dans sa cabine de projection, les fauteuils en cuir pour deux aux Agriculteurs, les disputes à la sortie du Studio Parnasse, les copies pourries de la Cinémathèque rue d’Ulm, le Lang qui passe dans un cinoche merdique du 19e, et tout le reste, en vrac, le Champo, le Bertrand, et notre jeunesse.
Voilà, le vrai cinéphile est essentiellement vieux, avec un pied dans la tombe, la vue qui baisse, des souvenirs qui font chier, une mémoire qui flanche, heureusement.

REVOIR DES AMIS
Ce Dictionnaire m’a donc foutu un coup de blues, fichu une sorte de claque, procuré aussi l’occasion de plusieurs retrouvailles: Pascal Aubier (on a écrit ensemble le scénario de son premier long, Valparaiso Valparaiso), Jean-Jacques Schuhl (je devais publier son deuxième livre, Télex N°1, mais il changea d’avis et le donna à Gallimard, la vache), Jean Douchet et Jean Rouch (pendant deux ans j’ai enseigné le cinéma à Paris VII, sous l’égide de l’ethnologue Robert Jaulin -avec les deux Jean nous formions une sorte de trio), Pierre et Edith Cottrell (lui, je l’ai connu au lycée; elle m’a présenté à Nicolas Genka pour rééditer L’épi monstre), Jean-Luc Godard (voir la biographie par A. de Baecque, chez Grasset), Evane Hanska et Bernadette Lafont (j’eus un projet de livre d’entretiens qui n’aboutit pas).
Au fond, de nos rencontres, comme sous l’effet d’une scoumoune très eustachienne, il n’est presque rien sorti. Complices, amantes, producteurs, ils sont peut-être réunis ici, avec les goûts et les lubies d’Eustache que je partage (amour de Proust, penchant pour Damia et Fréhel, admiration devant la façon de «cochonner» ses films chez Pialat), pour donner au passé la saveur amère des occasions manquées.

ET RETROUVER MICHEL DELAHAYE
Dans ce remarquable travail de mémoire collectif, je ne peux que saluer l’entrée que Marie Anne Guerin consacre à un personnage singulier. Delahaye, natif de Nantes (on raconte que son père connut Jacques Vaché), fut viré des Cahiers du cinéma en 1970. Il n’était pas dans la nouvelle ligne d’une revue à laquelle il avait pourtant donné des textes qu’on devrait réunir un jour. Qu’on relise déjà dans La politique des auteurs (Champ Libre, 1972) son entretien avec Bresson, cosigné avec Godard, et, dans le même recueil, un dialogue avec Dreyer.
Si elle évoque ses apparitions comme acteur chez Godard, Rivette ou Treilhou (il est admirable en chauffeur de taxi exalté dans Simone Barbès ou la vertu), Marie Anne Guerin oublie (c’est impardonnable) de signaler son unique roman, L’Archange et Robinson font du bateau (Champ Libre, 1974). J’en revois encore l’étrange manuscrit, fait de paperoles collées sur plusieurs épaisseurs. Cette histoire, qui garde son incroyable fraîcheur, est un film d’aventures, une «quête éperdue», selon l’auteur. Qu’on en juge sur ces lignes prises au hasard: «Ils allèrent au grand dancing, en face de la plage. C’était vaste et plein de recoins. Ils pourraient se démerder pour ne pas payer. Ils s’attablèrent derrière un pilier. L’Archange attendait que la musique commence pour danser. Le chanteur était là, mais l’orchestre n’avait pas l’air prêt. A travers les verrières, on voyait, au loin, la mer. Le soleil était rouge. Il ferait beau demain.» C’est écrit et c’est simple. Comme au cinéma.

BONUS
Les cinéphiles eurent de nombreuses chapelles. La plus fervente s’empara d’un cinéma, le Mac-Mahon. Elle se baptisa, sans chercher trop loin: les «mac-mahoniens». Elle eut un chef, Pierre Rissient, des apôtres, dont Jacques Lourcelles, Jean-Louis Noames (alias Skorecki), Jean Curtelin, Jacques Serguine. Une revue, Présence du cinéma. On y célébra Fritz Lang, Samuel Fuller, Raoul Walsh, Joseph Losey ou Vittorio Cotaffavi (je fis sa connaisance grâce à Curtelin je crois, et, plutôt que de péplums, il me dit son admiration entière pour Bernanos).

Michel Mourlet, qui dirigea la revue de ces cinéphiles enragés et sélectifs, publie, aux PUF, L’Ecran éblouissant, que je recommande à ceux qui ignorent que la cinéphilie fut aussi un «art de vivre». On y parcourt plus d’un demi-siècle avec un portrait saisissant de Lang, un éloge de Jacques Tati, la célébration de Cecil B. DeMille, une querelle avec Robbe-Grillet ou un adieu à Rohmer.
D’une façon sournoise, les mac-mahoniens furent les victimes d’une rumeur tenace. Pire que réacs. Infréquentables. Malgré le soutien de Michel Ciment et de Bertrand Tavernier, anciens complices, elle a la peau dure. Pas plus tard qu’hier soir, en dinant avec Rissient (qui se souvenait d’avoir permis la sortie du Père Noël a les yeux bleus), devant Tom Luddy, le patron du Festival de Telluride, et un déjà grand critique, Scott Foundas, chargé du New York Film Festival (que je fis rire en lui disant que «jeune cinéphile»était un oxymore), nous nous jurâmes de réhabiliter avec éclat l’honneur de cette bande d’enragés et de faire lire Mourlet, jusqu’en Californie. Au moins.


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